jeudi 14 janvier 2016

À peine j’ouvre les yeux : un film contre l’amnésie et la nostalgie

You may shoot me with your words,
You may cut me with your eyes,
You may kill me with your hatefulness,
But still, like air, I’ll rise.
Maya Angelou, I'll rise

En ces jours de 5ème anniversaire de la fuite du général Ben Ali, le seul événement digne d’être mentionné, avant l'explosion de colère de la jeunesse de "l'autre Tunisie" à  partir du 17 janvier, était la première tunisienne du premier long métrage de Leyla Bouzid À peine j’ouvre les yeux, projeté dans la capitale et les principales villes du pays depuis le 13 janvier 2016.

Pour son premier long métrage, la jeune réalisatrice 31 ans a réalisé un coup de maître,  digne des récompenses décernées lors des dernières Journées cinématographiques de Carthage et dans une série de festivals. Le titre du film,  À peine j’ouvre les yeux (Ala halet aini), est celui de sa chanson phare*, chanté par la protagoniste Baya Medhaffar, Farah dans le film.
Nous sommes dans l’été 2010, dans l’attente des résultats du Bac Farah, 18 ans va l’obtenir avec mention. Sa mère veut quelle étudie la médecine. Farah n’est pas sur la même planète : elle, son truc, c’est la musique qu'elle pratique au sein du groupe Joujma, dont le leader Borhène est son premier amour.
Le groupe se produit dans des bars de Tunis et banlieue, ou les buveurs de bière apprécient son rock mezzoued aux textes subversifs. Hayet, la maman, interprétée par la chanteuse et graphiste Ghalia Ben Ali dans son premier grand rôle à l’écran, n’est pas d’accord avec le chemin emprunté par Farah, qui provoque en elle une angoisse justifiée.
La suite des événements donnera raison à son inquiétude, mais elle finira par suivre la voie tracée par sa fille dans ce que la réalisatrice appelle une « transmission inversée ».




5 ans après la fuite honteuse du dictateur la société tunisienne se trouve dans la situation de toutes les sociétés « post-totalitaires » : « Le vieux se meurt, le neuf n’arrive pas à naître » (Antonio Gramsci). L’essentiel des raisons de la révolte est toujours là mais maintenant on peut un peu plus facilement parler, créer, réfléchir.
Leyla Bouzid a mis 4 ans pour réaliser son film, prenant le temps d’en fignoler tout les aspects.  Et c’est une réussite, tant du point de vue du scénario, des dialogues, des cadrages, de l’éclairage que de la bande son, si importante dans un film centré sur un groupe musical.
Comme toute société post-totalitaire la société tunisienne navigue entre deux écueils : l’amnésie et la nostalgie, tous deux étroitement liés. C'est le rôle des artistes, notamment des cinéastes, de servir de poissons-pilotes dans cette navigation, pour renvoyer à leur société une image à distance/rapprochée qui déclenchera des émotions et une réflexion.. Par une approche décidément féminine de la corporéité, le film de Leyla Bouzid est sans doute le premier dans le monde arabe d’après le "Printemps" à donner a voir d'une manière à la fois si directe et si subtile l’enjeu fondamental des révolutions en cours : le contrôle des corps, en premier lieu celui des femmes. Les régimes despotiques ne peuvent se contenter de contrôler les esprits, ils doivent aussi contrôler les corps dans toutes leurs dimensions et expressions.
Dans la Tunisie de Ben Ali et d'après, les murs n’ont pas seulement des oreilles mais aussi des yeux. Une scène d’anthologie du film est celle ou Hayet, à la recherche de sa fille, entre dans un bar d’hommes. Les regards des clients la déshabillent dans un silence menaçant comme s'ils voyaient un être féminin pour la première fois de leur vie.
La révolution dans laquelle Farah entraine sa mère et leur bonne noire délurée du sud –personnage quasi obligatoire de tout film arabe mais ici revisité d’une manière révolutionnaire- est une révolution biopolitique, au sens étymologique : elle veut vivre. Ni survivre ni sous-vivre. Elle refuse spontanément, sans même y réfléchir, les compromis acceptés par sa mère et son père pour surnager dans l’étouffoir du 7 novembre. Elle le paiera d'une nuit d'interrogatoires policiers constituant une autre scène très forte du film, au cadrage très serré, qui en dit beaucoup plus que bien des rapports d'Amnesty International sur ce régime en voie de disparition.
Farah, Borhène, Inès et leurs amis sont emblématiques de toute une génération qui poursuit son chemin. Leurs esprits ont commencé à se libérer, il leur reste à libérer leurs corps et ceux de leurs parents.


À PEINE J'OUVRE LES YEUX
Tunisie, 2015, 102 mn.
Réalisation  Leyla Bouzid
Scénario  Leyla Bouzid et Marie-Sophie Chambon
Musique originale  Khyam Allami
Paroles  Ghassen Amami
Image  Sébastien Goepfert
Montage  Lilian Corbeille
Son  Ludovic Van Pachterbeke 
Fiche artistique
Farah Baya MEDHAFFAR
Hayet  Ghalia BENALI
Borhène   Montassar AYARI
Ali Aymen OMRANI
Mahmoud Lassaad JAMOUSSI
Inès  Deena ABDELWAHED
Ska  Youssef SOLTANA
Sami  Marwen SOLTANA


*À PEINE J'OUVRE LES YEUX

(Texte de Ghassen Amami)
Quand je vois ce monde
de portes fermées,
je m'enivre et ferme les yeux.
Alors à chaque fois,
une fille m'apparaît.
Parfois, elle semble être la même,
finalement, c'en est une autre.

Dans mon esprit,
son image est mouvante :
Un œil fleuri et un autre fané,
bleus ciel,
qui virent au vert à la lumière,
noirs, noisettes, colériques,
rayonnants, souriants…

A peine j'ouvre les yeux,
je vois les gens privés
de travail, de bouffe,
et d'une vie hors de leur quartier.
Méprisés, dépités,
dans la merde jusqu'au cou,
ils respirent par leurs semelles.

A peine j'ouvre les yeux,
je vois des gens qui s'exilent,
traversant l'immensité de la mer,
en pèlerinage vers la mort.
De la galère du pays,
les têtes perdent l'esprit,
cherchant une galère nouvelle,
que celles déjà vues.

A peine j'ouvre les yeux,
je vois des gens éteints,
coincés dans la sueur,
leurs larmes sont salées,
leur sang est volé
et leurs rêves délavés.
Sur leur dos,
on construit des châteaux.


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